Rencontre de deux formes d’expression a priori fort éloignées l’une de l’autre, le domaine du cinéma consacré aux arts plastiques est bien souvent le cadre d’expérimentations riches et variées. L’on songe notamment au célèbre Mystère Picasso (1956) de Georges-Henri Clouzot, dans lequel Picasso, par le biais de toiles semi-transparentes et d’encres spéciales, fait pénétrer le spectateur jusqu’au cœur de son procédé créatif.
Gilbert Herreyns, Texturas Luminosas, réalisé en 2006 par Fernando de France, s’inscrit dans cette tradition expérimentale, qui élargit les frontières du documentaire en tirant parti de l’esthétique cinématographique elle-même. Le film dévoile la réalisation par Herreyns d’un tableau de 185 centimètres de côté, depuis la préparation de la toile jusqu’au moment où, l’œuvre achevée, ne subsiste que sa présence en négatif sur le mur blanc de l’atelier, dorénavant constellé de gouttelettes de couleur rouge.
Il ne s’agit donc pas d’un film consacré au travail de Gilbert Herreyns en général, mais bien à une méthode particulière – voire une fiction documentaire qui pourrait s’intituler « Histoire d’un tableau ››. Cette précision est d’importance, tant l’œuvre de Gilbert Herreyns est traversée par de multiples manières : ainsi les « peintures en mouvement » suivent-elles les « structures linéaires », elles-mêmes précédées par les « ponctuations », les « croix ››, l’abstraction géométrique ou encore l’Op art. Aussi commodes soient-elles pour l’historien de l’art, ces diverses étapes, à I’exception peut-être des années 1965-1975, ne constituent pas tant des périodes distinctes que les diverses facettes d’une même quête, celle d’un constant renouvellement de la pratique picturale.
Dans son ouvrage << l’art de l’âge moderne ››, Jean-Marie Schaeffer décrit comment, depuis le XVIIIe siècle, s’est imposée en Occident une tradition qui fait de l’œuvre d’art le réceptacle d’un << savoir extatique ››, qui la rend capable de révéler des « vérités transcendantes, inaccessibles aux activités intellectuelles profanes ››. Dans le cas de la peinture, en particulier non figurative, la conséquence de ce système de pensée est de nous empêcher d’entretenir un rapport contemplatif à l’objet, qui ne soit contaminé par la recherche des raisons légitimantes de celui-ci. Mais ainsi que le souligne Schaeffer: « La confection d’un tableau, d’un texte, d’une œuvre musicale, relève d’une intentionnalité processuelle qui est inséparable de la rencontre de l’artiste avec le médium travaillé; elle ne saurait être ramenée à une intention préalable que l’œuvre se bornerait à réaliser plus ou moins bien. ›› L’auteur prend l’exemple de Wassily Kandinsky, soulignant que rares sont les amateurs de son œuvre qui voient ses tableaux << à la lumière de sa théorie des couleurs, selon laquelle le vert, par exemple ‘correspond à ce qu’est dans la société des hommes la bourgeoisie : c’est un élément immobile, content de soi, limité dans toutes les directions. Ce vert est semblable à une grosse vache, pleine de santé, couchée, immobile, capable seulement de ruminer en considérant le monde de ses yeux bêtes et inexpressifs’ (Du spirituel dans l’art) ››. Ainsi, à trop vouloir déceler ce que le tableau pourrait bien vouloir << dire ››, l’on oublie tout simplement de le regarder; idéalement, il faudrait pouvoir considérer l’œuvre tant sous l’ang|e de son système théorique déclaré qu’en dehors de celui-ci. La force de Gilbert Herreyns est de parvenir à une parfaite adéquation entre sa « motivation théorique ›› (Schaeffer) et la manière dont celle-ci s’exprime sur la toile. Le peintre ne se voit d’ailleurs pas comme un théoricien, et les principes auxquels ses tableaux nous renvoient sont << élémentaires ›› au sens premier du terme: la terre, le feu, l’air et I’eau, ainsi que la transposition traditionnelle de ces éléments dans le registre des comportements humains : mélancolique, colérique, sanguin, lymphatique.
Il ne s’agit naturellement pas de remettre en question la << troisième dimension›› mentale où coïncident couleurs et états d’âme, revendiquée par |’artiste lui-même, mais de montrer comment les tableaux peuvent (doivent) aussi être considérés sous l’angle du seul dialogue entre le peintre et son médium. Avant d’être d’éventuelles fenêtres ouvertes sur une réalité intangible permettant de toucher à l’essence des choses, ces œuvres non figuratives sont d’abord des lieux de rencontre entre matières, textures, couleurs et lumière. Si le choix du rouge pour le feu et du bleu pour l’air ou l’eau sont des évidences, l’association du jaune à l’élément « terre ›› relève d’une démarche davantage picturale que symbolique. Sans doute la biographie de l’artiste, qui vit depuis de longues années aux Baléares, n’est-elle pas étrangère à ce choix. Mais Gilbert Herreyns confesse volontiers les difficultés qu’il rencontre avec cette couleur : il s’agit donc bien d’un défi lancé à lui-même, d’une << rencontre avec le médium travaillé ›› pour reprendre l’expression de Schaeffer, sous la forme d’une joute picturale. Le terme générique de « Textures lumineuses » souligne l’importance conférée par le peintre à la matière de ses œuvres : tout est ici « matière », de la toile aux pigments et jusqu’à la lumière, flux de photons dont l’interaction avec la couleur donnera vie à celle-ci. La toile de coton rugueux est préparée par l’incorporation d’éléments naturels tels du sable ou de la terre. La pratique n’est pas en soi nouvelle, mais là où André Masson cherchait à déstabiliser ses compositions en jetant du sable coloré sur la toile enduite de colle, le procédé élaboré par Gilbert Herreyns confère à ses tableaux davantage de stabilité, les ancre dans l’immuabilité terrestre. Pour autant, le hasard joue un rôle prépondérant dans la genèse de ses « peintures en mouvement », comme le révèle le film de Fernando de France – mais il s’agit là d’un facteur aléatoire contrôlé, ou plutôt : domestiqué. Gilbert Herreyns pratique en effet une forme particulière de « dripping », ponctuant la toile posée verticalement d’une constellation de petites taches colorées à I’aide de pinceaux taillés selon le résultat recherché. Ensuite la couleur, posée à intervalles réguliers sur le bord du cadre, suit un lent cheminement avec la gravité pour seul guide, traçant au fil des déplacements du châssis un dense et fin réseau de traits superposés.
Dans une époque marquée par la suprématie de l’image, la nécessité d’apprendre à regarder n’a jamais été si pressante -un apprentissage pourtant largement occulté à tous les niveaux de l’éducation. L’on assiste à l’émergence de nouvelles pratiques picturales inspirées par l’esthétique des réseaux, certains tâchant de traduire plastiquement les flux rhizomiques qui nous gouvernent désormais, d’autres puisant leur iconographie à la source des moteurs de recherche sur l’internet.
La peinture de Gilbert Herreyns et d’autres, tels Georges Meurant ou Michel Mouffe, si elle s’inscrit à contre-courant de ce mouvement, n’en constitue pas moins une véritable et nécessaire école du regard. « Abstraites ou concrètes, nos peintures ne représentent pas. (…) Elles n’ont rien à dire, elles ne signifient pas », pouvait-on lire dans un texte en forme de manifeste publié à l’occasion d’une exposition des trois peintres à la Maison de la Culture de Tournai en 2006.
«Capter l’attention et la conserver, se renouveler sous le regard »: autant d’instants précieux qui ne nous sont plus guère concédés aujourd’hui, et que rendent possible les tableaux de Gilbert Herreyns – alors regardons-les.
Pierre-Yves Desaive
Octobre 2006
Catalogue GILBERT HERREYNS
Galerie Didier Devillez 2006 Bruxelles