Les spécialistes du monde de l’art voient défiler les mouvements et se succéder les renouvellements.
Après la vogue de l’installation, nous assistons depuis quelques années au retour de la peinture. Un récent ouvrage du critique américain Thomas McEvilley s’intitule même «Le Retour de l’Exilée›› (The Return of the Exiled). Toutes les facettes de la peinture sont concernées: les éléments figuratifs au même titre que le monochrome, le traitement de la couleur comme la géométrie. Il y a un style néo-géo comme il y a une nouvelle figuration.
Ces va-et-vient ne sont pas uniquement des effets de mode; ils traduisent des changements significatifs, qui touchent cependant plus a la culture qu’à l’art. C’est pourquoi ils restent largement étrangers à l’activité artistique proprement dite, et laissent assez indifférents les artistes qui, eux, conduisent leur activité au nom d’une recherche individuelle qui ne s’accorde pas forcément avec les rythmes sociaux parce qu’elle est installée dans la longue durée.
Un artiste peut ainsi se retrouver tantôt à contre-courant tantôt à la mode sans qu’il l’ait voulu, ni même qu’il s’en aperçoive, puisque son propos et son projet véritables sont ailleurs.
Un peintre comme Gilbert Herreyns me parait exemplaire de cette situation.
Ses intérêts profonds le portent depuis le début vers une peinture abstraite ancrée dans une tradition solide et bien déterminée, sans concession et donc assez rare, ce que j’appellerais la tradition d’une peinture du monochrome tremblé.
Cette tradition remonte aux tout débuts du modernisme du XXe siècle, avec Malévitch et, plus clairement encore, le mouvement polonais uniste de Stzreminsky. Malgré l’absence d’école, le fil ne s’est jamais interrompu. Il passe par le premier Sam Francis, avec ses peintures monochromes profondes, les Deep des années 50, par Rothko à la même période, ensuite par Ryman, par Bishop et par Marden. En France, Hantaï est le grand peintre de cette visualité vibrante; l’art cinétique, malgré ses manifestes technologiques, en véhicule quelque chose avec sa recherche d’une sensation visuelle d’immobilité mobile.
Mon intention ici n’est pas de reconstruire une lignée qui pourrait être pesante et artificielle mais de mettre en évidence la constance d’un certain nombre d’effets picturaux, choisis et voulus par certains peintres exigeants.
Cette sorte de peinture rejette les formes dessinées sur un fond et entend traiter le tableau comme une unité. Elle se défie des effets de matière où la choséité du tableau est trop présente. Elle est éloignée de l’expression, de l’expressivité et de tout ce qui touche à la gestuelle. Elle se concentre, en revanche, sur les effets de modulation presque imperceptibles de la surface traitée comme un tout.
De même, cette peinture refuse la monochromie pure et tranchée, l’affirmation péremptoire de la géométrie et de la couleur, ce que les peintres du monochrome caractérisent comme un statement pictural.
Un peintre comme Herreyns est à la recherche d’une surface tremblée et modulée obtenue à partir de nuances fines de tons et de valeurs ou a partir de l’entrecroisement de grilles qui donnent des effets qu’on appelle de moirure.
Il s’agit, fondamentalement de produire une expérience visuelle vibrante.
Pour prendre l’exemple de trois grandes toiles de 1994, le peintre a commencé par un fond léger mat, qui fut tout de suite plus qu’un fond parce qu’il devait avoir sa part dans l’effet final. Sur ce fond, il a tracé un réseau léger et économe de lignes colorées, jaune, bleu et rouge. L’essentiel de son travail a consisté ensuite à peindre un deuxième réseau serré de lignes dans le même ton que la couleur du fond en le renforçant d’innombrables points plus brillants. Le résultat est une surface où se juxtaposent des grilles à peine discernables, où s’entremêlent couleurs presque disparues, enfouies, points brillants et lignes mates. C’est de là que nait le battement ou la pulsation de la surface, ce que j’ai appelé une monochromie tremblée.
Cette surface ne figure rien, même si l’on pourrait y voir un ciel étoilé ou le bleu léger d’un ciel méditerranéen en hiver. L’analogie n’a, en fait, d’intérêt que parce qu’elle renvoie à un type d’expérience visuelle, à un type de regard. Ce que Gilbert Herreyns nomme «le regard vers le haut». En d’autres termes, ce n’est pas l’objet de la perception qui compte mais sa modalité.
Une telle démarche n’a pas nécessairement besoin de se déployer sur de grands tableaux. Ici Gilbert Herreyns fait valoir sa différence.
La concentration requise pour produire ces tableaux mais aussi pour les voir peut s’exercer sur de grandes surfaces, des surfaces plus réduites, voire de petites surfaces.
Chaque fois, les modes de perception varieront. Les grands tableaux dépassent la vision en ce sens qu’ils l’enveloppent. Les petits tableaux et les monotypes l’absorbent et l’aspirent; le regard y entre comme dans une miniature. Les tableaux intermédiaires désorientent: pas assez grands pour nous envelopper et pas assez petits pour aspirer, ils opèrent plutôt comme des questions visuelles en nous rendant perplexes sur la manière de les approcher.
Cet élément de doute et d’interrogation est encore renforcé par le recours a des formats auxquels nous sommes peu habitués dans cette sorte de démarche.
La tradition formelle du monochrome privilégie en effet la géométrie artificielle du carré, ou encore la position dogmatique du format figure qui domine le regardeur En ce sens, elle demeure démonstrative.
Herreyns utilise au contraire volontiers des formats de paysage ou de marine qui accentuent la valeur visuelle du tableau aux dépens de sa signification formelle. Il cherche à produire des expériences de vision plus que des énonciations picturales.
Une telle recherche suppose une activité recueillie et concentrée, obsessionnelle et obstinée, qui enchaîne marques après marques. Certaines peintures de Herreyns, avec leurs rangées de hachures serrées et légères, font irrésistiblement penser aux longues suites de nombres d’Opalka. Mais il ne s’agit pas pour autant de poursuivre une méditation sur le temps, l’âge et la perte. Ici encore la méditation doit céder le pas devant l’expérience visuelle.
Herreyns a une solide expérience de graveur. Il la met à contribution pour diversifier sa démarche. La peinture a sa temporalité lente et obsédante, différée: elle sédimente le temps. Les monotypes, peintures obtenues a partir d’une plaque de cuivre peinte dont le transfert sur papier sera, éventuellement, repris et rehaussé, font appel a un rythme différent: la décision picturale y est plus rapide mais son résultat est plus problématique aussi. Gilbert Herreyns cherche à s’y surprendre comme à nous surprendre, en évitant précisément les pièges de l’obsession. Sa peinture ne joue jamais la comédie du recueillement.
L’art du XXe siècle, dans sa diversité, a fait appel à toute la richesse de nos capacités perceptives, depuis les plus animales jusqu’à celles qui requièrent l’intervention de nos capacités les plus élaborées.
Tout un pan de l’art abstrait fait appel à des régimes de perception très particuliers et paradoxaux.
L’attention y est en effet, tournée vers rien ou presque rien, vers un imperceptible ou un invisible qui pourtant fait l’objet et le sujet du tableau.
Dans cette sorte d’art, il n’y a, à strictement parler, rien à voir au sens ou il s’agirait de quelque chose d’identifiable et de central. Le spectaculaire n’a pas sa place.
Tout l‘enjeu tourne autour d’éléments indiscernables, informels, ou bien qui existent aux marges de la peinture. Le regardeur doit justement «faire attention à rien››.
Le philosophe norvégien Jon Elster a identifié une distinction essentielle entre négation externe et négation interne. Cette distinction jette une lumière étrange sur la plupart de nos domaines d’activité : la politique, l’art, la moralité.
Je peux ne pas regarder une chose; je suis alors en situation de négation externe: je ne regarde pas cette chose. Mais je peux aussi vouloir regarder rien, vider mon regard, accéder à une sorte de plénitude par le vide. Il s’agit alors de la négation interne: je regarde la non-chose, le rien. Il y a une différence essentielle et banale entre ne pas vouloir une chose (négation externe) et vouloir le néant (négation interne). De même, pour prendre un autre exemple, la négation externe du sommeil est la veille: je ne dors pas en ce sens que je suis éveillé. La négation interne du sommeil, le non-sommeil, serait plutôt cet état d’un sommeil qui ne vient pas -quelque chose comme l’anxiété ou l’acuité de l’insomnie…
Il me semble qu’une part importante de la peinture abstraite est dans ce cas de la volonté de regarder le rien ou le néant -je ne parle pas ici de la peinture de mouvements géométriques ou constructivistes comme Cercle et Carré, qui montrent des formes définies, en général géométriques. Je parle plutôt de la peinture informelle, de cette peinture qui n’offre pas de repères de forme ni de fond, qui laisse dans l’ambigüité la plus complète en submergeant et exacerbant nos capacités de vision. Cela nous conduit à un concept de la peinture éminemment visuel, ascétique et intense, au concept d’une peinture vide, travaillant sur l’absence de l’objet et la richesse de l’expérience perceptive en tant que telle, en tant que mode de présence au monde. Il y a là une négation interne cherchant, à la manière orientale, la plénitude d’une absence, ou d’une présence ténue, réduite et intense.
Cette peinture prend pour centre paradoxal la marge; elle mobilise nos ressources les plus subtiles de perception du flou, du mouvement; elle se concentre sur la sensation d’enveloppement, en engendrant la sorte d’hypnose qui naît du fait de regarder «rien». Ceci pourrait nous mener jusqu’à parler de l’icône, d’une peinture qui nous regarde autant et même plus que nous la regardons.
Il me semble que, très profondément, la peinture de Gilbert Herreyns appartient à cette lignée.
Yves Michaud
Ecrivain et critique d’art
Catálogue La mirada cap a l’alt
Mallorca, 1996